Emmanuel du Ché : « Quand tout devient ISR, rien n’est ISR »

Les discussions autour de la réforme du label ISR se poursuivent. Alors que certains professionnels militent pour la mise en œuvre d’exclusions normatives et sectorielles, Emmanuel du Ché, Analyste indépendant de fonds ISR et conseil en investissements éthiques et responsables chez Eligest, estime, quant à lui, qu’il est essentiel de conserver une approche inclusive, et ainsi accompagner les plus importants émetteurs de CO2 dans leur transition énergétique.

Scala Patrimoine. Comment expliquez-vous la très bonne performance des fonds ISR, par rapport aux fonds classiques, ces dernières années ?

Emmanuel du Ché. Je remarque que les fonds ISR thématiques se multiplient (article 9 du SFDR). Ils sont principalement investis sur des sociétés de croissance, dont le parcours boursier a été favorisé par le niveau très faible des taux d’intérêt. Ces entreprises appartiennent pour la plupart à des secteurs comme la santé, les nouvelles technologies, l’éducation, l’eau et l’alimentation saine. Même dans des fonds ISR plus généralistes, vous trouverez globalement plus de sociétés « cycliques », par exemple dans le secteur de la chimie, du BTP, de l’automobile.

Mais attention au retour de bâton, il y a des fonds ISR investis exclusivement sur des valeurs de croissance qui se payent cher et qui ont connu des baisses très sensibles depuis le début de la hausse des taux, il y a neuf mois. Le juge de paix sera donc la performance financière sur longue durée.

De mon point de vue les fonds ISR qui « surperformeront » les fonds classiques sur la durée devront répondre à au moins deux critères :

-Investir sur des sociétés qui apportent des solutions pérennes et qui ont une croissance régulière de leurs bénéfices ;

-Accompagner les sociétés en transition avec une gestion rigoureuse des controverses, Orpéa étant sur ce point un contre-exemple magistral qu’il faudra s’efforcer d’éviter.

Scala Patrimoine. En France, plus de 900 fonds sont aujourd’hui labélisés « ISR ». La facilité d’obtention de ce label ne cache-t-elle pas un manque de crédibilité pour celui-ci ?

La majorité des fonds cherche à obtenir le label Investissement socialement responsable (ISR). C’est devenu incontournable, ne serait-ce que pour pouvoir commercialiser ses fonds aux investisseurs institutionnels. De ce point de vue, vous avez raison : quand tout devient ISR, rien n’est ISR puisqu’on n’a plus de critères de comparaison clairs entre ce qui est ISR et ce qui ne l’est pas.

L’une des solutions serait que chaque label ISR, plutôt que de se lancer dans la compétition du label le plus rigoureux sur la base d’exclusions de secteurs, établisse deux ou trois niveaux d’engagement ISR. Le niveau le plus bas devant avoir des exigences de méthodologie suffisamment élevées pour rester attractives. Certains labels européens le font déjà. L’excellent rapport de l’Inspection Générale des Finances de décembre 2020 propose d’ailleurs que le label ISR français devienne un « label à niveaux » (proposition n°4 page 25).

 

« Le big data en ISR, ça ne marche pas »

 

Scala Patrimoine. De nombreux fonds ISR ont investi dans la société spécialisée dans la gestion de maisons de retraite médicalisées, ORPEA. Or, celle-ci est impliquée dans un scandale portant sur la maltraitance des personnes âgées. Quelles mesures vont devoir prendre les sociétés de gestion pour éviter d’investir au capital de sociétés impliquées dans de telles controverses ?

Le scandale sur Orpéa ne portait malheureusement pas que sur la maltraitance des personnes âgées. Dans le cadre de mes notations ESG de fonds ISR, j’avais classé Orpéa (et Korian), à partir de recherches personnelles sur internet, au niveau 3 de controverse (méthodologie propriétaire de 1 à 4), bien avant la parution du livre « Les fossoyeurs ». Il y avait de nombreuses controverses facilement accessibles depuis plusieurs années sur Orpéa, notamment un reportage de « Zone Interdite » en 2018. Il y avait même eu une enquête du parquet de Paris en janvier 2015 portant sur des faits présumés remontant à 2010.

Je pense que depuis le scandale Orpéa, les sociétés de gestion ne peuvent plus se contenter d’agréger des données ESG normées, issues de questionnaires envoyés aux sociétés par quelques providers américains. Le big data en ESG, cela ne marche pas.

Scala Patrimoine. Que voulez-vous dire par cela ?

Les Sociétés de gestion doivent aussi mener leurs propres recherches sur les controverses passées, présentes ou latentes et avoir un dialogue actionnarial actif avec les sociétés concernées. Et si les bonnes décisions ne sont pas prises, vendre ces sociétés (ou ne pas les acheter). Je connais quelques sociétés de gestion qui ont échappé au scandale Orpea précisément parce qu’elles appliquaient cette méthode.

Scala Patrimoine. Le règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) est entré en vigueur dans le but d’orienter les flux de capitaux vers les activités durables. Quels sont ses principaux apports ?

D’avoir établi des critères de comparaison et d’évaluation homogènes d’un pays européen à l’autre, notamment les Principaux Indicateurs négatifs (Principle Adverse Impacts) avec évidemment le risque d’être réducteur. Mais il a vraiment posé les fondements d’une réglementation et d’une vision européennes en matière ESG.

 

« L’exclusion n’est pas plus vertueuse que l’inclusion »

 

Scala Patrimoine. Les épargnants qui souhaitent investir en faveur de la transition climatique doivent-ils concentrer leurs investissements sur des fonds « article 9 », c’est-à-dire poursuivant un objectif d’investissement durable, au détriment des fonds « articles 6 et 8 » ?

Je pense que ce serait une erreur. Dans le monde de la gestion d’actifs, il s’est établi une hiérarchie de fait selon laquelle l’article 9 est plus exigeant et vertueux que l’article 8, lui-même plus exigeant que l’article 6. Certes, l’article 6 a des critères de sélection ESG plus légers que les articles 8 et 9.

Mais l’article 9 n’est pas plus « vertueux » que l’article 8. Il demande effectivement des objectifs d’investissement durable (d’où la profusion de fonds ISR thématiques ou multithématiques article 9 qui apportent des solutions) tandis que l’article 8 demande des produits qui promeuvent « des caractéristiques environnementales ou sociales » avec « des pratiques de bonne gouvernance ». Mais un fonds ISR article 8 peut parfaitement mesurer les impacts ESG positifs et négatifs des sociétés ou pays en transition sans avoir fixé d’objectifs précis au préalable.

Scala Patrimoine. Cela relance le débat entre “inclusion” et “exclusion” ?

En résumé l’exclusion n’est pas plus vertueuse que l’inclusion. Inclure des sociétés en transition qui font « leurs meilleurs efforts » est, à mon sens, indispensable. Si l’on se penche sur le cas du réchauffement climatique, nous sommes tous d’accord pour dire qu’il est urgent d’agir. Or, les fonds ISR qui investissent uniquement sur des sociétés apportant des solutions ou faiblement émettrices de CO2, se positionnent sur des entreprises qui ont déjà un faible impact carbone. Nous passons ainsi à côté de 80% du problème.

Prenons l’exemple d’un cimentier comme Lafarge. Le groupe est un très grand émetteur de CO2, comme toutes les entreprises de son secteur. Ses émissions de CO2 ont toutefois significativement diminué depuis quelques années et la société compte accélérer le mouvement en cours. Il en est de même pour des groupes du BTP comme Bouygues et Eiffage. Des fonds ISR doivent pouvoir investir sur de telles sociétés et les accompagner sur la durée dans leur processus vertueux. L’impact est alors très important.