A. Stehlé : «Le cinéma français doit se réinventer»

Créées dans les années 80, les Sociétés de financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel (Sofica) font partie intégrante du système économique du cinéma français. En moyenne, elles apportent 5 % à 10 % du budget d’une œuvre. Antoine Stehlé, Directeur Financier de bathysphere productions, nous explique plus en détail le fonctionnement des Sofica et les enjeux qui entourent le secteur audiovisuel.

Scala Patrimoine. Pouvez-vous nous présenter en quelques mots les activités de bathysphere ?

bathysphere est une société de production cinématographique créée en 2005. Nous travaillons sur des fictions et des documentaires destinés à une première exploitation au cinéma. Parmi nos principales œuvres figurent « Onoda – 10 000 Nuits dans la jungle » sorti en juillet 2021 après une première mondiale remarquée au Festival de Cannes, qui a été récompensé par le César du meilleur scénario, mais aussi « L’Eté nucléaire », « Louloute », « Wallay », « Contes de juillet », ou encore « Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête », ainsi que les documentaires « Makala », « Bovines ou la vraie vie des vaches », « L’Ile au trésor », « Alive in France » et « Pauline s’arrache ».

Scala Patrimoine. Comment une société de production finance-t-elle la réalisation d’un film ?

Le plus souvent, les films français sont financés grâce à des aides publiques, étatiques et régionales, et le soutien financier du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Ce dernier met en place de nombreux dispositifs pour encourager la production française (aides à l’écriture de scénario, aides au développement, aides à la production notamment l’Avance sur recettes…). Pour mener à bien le préfinancement de nos projets, nous pouvons aussi bénéficier d’à-valoir minimum garanti sur les recettes d’exploitation de la part des distributeurs. Certaines chaines de télévision préachètent également le film avant sa mise en tournage en échange d’une exclusivité dans la diffusion.

Évoquons, par ailleurs, le Crédit d’impôt sur l’IS dont le montant va notamment varier en fonction des dépenses effectuées en France. L’idée étant d’assurer la localisation des tournages dans l’hexagone. Enfin, des financements européens sont également possibles avec des fonds publics européens (Eurimages, MEDIA) ou des financements publics ou privés réunis par des producteurs européens dans leur propre territoire, ainsi que des financements de pays non européens tels que les États-Unis, le Japon ou la Chine.

 

« Les Sofica interviennent soit en apport en développement, soit en apport en production»

 

Scala Patrimoine. Quelle place occupent les Sofica dans le financement de l’industrie du cinéma ? Que financent-elles concrètement ?

Elles interviennent de deux manières :

– soit « en apport en développement ». Dans ce cas, le producteur les remboursera intégralement lors de la mise en production avec des intérêts.

– soit « en apport en production ». La Sofica bénéficie alors d’une partie des recettes du film pour récupérer son investissement majoré d’une prime. La prise de risque est plus grande, car ces recettes demeurent hypothétiques, mais plus rémunératrices en cas de succès d’exploitation. Pour maximiser son retour sur investissement, la Sofica bénéficie d’une part importante des premières recettes générées par l’exploitation du film, prioritairement aux autres investisseurs publics et privés.

Dans tous les cas, elles apportent, en moyenne, 5 % à 10 % du budget d’une œuvre.

Scala Patrimoine. Leurs interventions s’inscrivent-elles dans le temps ?

bathysphere se positionne essentiellement sur des films d’Art et d’Essai avec une volonté de soutenir des auteurs émergents et d’autres, déjà bien installés. Des liens forts se sont tissés avec plusieurs Soficas. Ces structures connaissent désormais notre positionnement et notre manière de travailler. Ceci est d’autant plus appréciable que nous sommes en forte croissance depuis 7 ans et qu’il est toujours rassurant de pouvoir s’appuyer sur des partenaires fidèles.

 

« Il y a une concurrence plus importante entre les plateformes de streaming et les salles de cinéma »

 

Scala Patrimoine. Jusqu’où peut aller leur intervention ?

Certaines Soficas nous accompagnent régulièrement, car elles s’intéressent à la même typologie de films que nous, elles ont un historique sur nos succès passés et peuvent se projeter sur nos prochains projets. Elles sont, par exemple, en capacité de nous accompagner dans l’écriture de nos œuvres. Il faut bien comprendre que la production d’un film s’inscrit dans un temps très long. Entre la période d’écriture, la structuration du financement et la production, il peut s’écouler jusqu’à 8 ans. Notre partenariat, que nous renouvelons de projet en projet, a donc vocation à s’inscrire sur le long terme.

Scala Patrimoine. Certaines de vos productions ont-elles bénéficié de financements spécifiques ?

Le film de guerre « Onoda, 10 000 nuits dans la jungle » a été produit par des sociétés de plusieurs pays : France, Allemagne, Belgique, Italie, Japon et Cambodge. Nous avons donc obtenu des financements internationaux. Le film a reçu l’appui du Fonds culturel du Conseil de l’Europe, Eurimages, et de coproducteurs étrangers. Parmi eux figurent une région allemande, des groupes audiovisuels italiens et belges, mais aussi japonais avec un apport en coproduction et en equity. D’autres longs métrages ont aussi pu bénéficier de financements plus atypiques. Ce fut le cas pour le film « Contes de juillet », coproduit avec le Conservatoire National Supérieur d’Art dramatique.

 

« La France est le pays européen qui produit le plus d’œuvres cinématographiques »

 

Scala Patrimoine. Quelles ont été les conséquences de la crise covid pour le cinéma français ?

On ne peut pas nier qu’il y ait une concurrence plus importante entre les plateformes de streaming et les salles de cinéma. La chronologie des médias s’en trouve dès lors plus resserrée, avec des fenêtres de diffusion plus courtes. L’ensemble des parties prenantes doivent donc réfléchir à une production de film valorisable sur toutes les chaines de valeurs.

De notre côté, nous avons fait le choix de nourrir l’engouement des spectateurs pour des films à caractère exceptionnel. C’est-à-dire de mener à bien des projets apportant une vraie plus-value aux spectateurs qui se rendent dans les salles de cinéma. Ce fut notamment le cas pour le film « Onoda- 10 000 Nuits dans la jungle » dont la durée (3 heures) a été souhaitée pour que le public puisse ressentir, dans la salle de cinéma, les effets de la jungle sur une trentaine d’années. On veut proposer des œuvres qui donnent envie de se rendre dans les salles obscures. Cette stratégie demande toutefois plus de temps pour bien choisir le projet, les auteurs et réussir le développement.

Scala Patrimoine. Quelles sont les conséquences sur le financement de vos œuvres ?

Cela demande des moyens financiers supplémentaires, notamment concernant les besoins en fonds de roulement. Heureusement, avec les aides de l’État et du CNC, nous avons pu nous constituer des besoins en fonds de roulement suffisants.

Scala Patrimoine. Quelles sont les forces et faiblesses de l’industrie audiovisuelle française ?

La France est le pays européen qui produit le plus d’œuvres cinématographiques. Nous avons un réel savoir-faire dans le domaine, grâce à un maillage économique et territorial particulièrement performant. Et avec le Festival de Cannes, notre pays a la chance d’accueillir l’un des plus grands événements planétaires de la profession.

Notre système doit toutefois se réinventer pour être dans l’air du temps et donner envie au public de se déplacer dans les salles de cinéma malgré l’expansion des plateformes. Il y a donc un double enjeu : préserver cet écosystème, ce qui implique une concertation entre les différents acteurs publics et privés du secteur, mais aussi apporter un nouveau regard sur notre métier et les œuvres que nous produisons.